La Dimension Politique de la Foi,
telle qu’elle apparaît à partir d’une option pour les pauvres
Discours à l’Université de Louvain
pour la réception du titre de docteur honoris
causa. 2 février 1980.
Une expérience ecclésiale au
Salvador.
Je viens du plus petit pays de la
lointaine Amérique latine. Je viens en portant dans mon cœur de chrétien, de
Salvadorien et de pasteur, le salut, la reconnaissance et la joie de partager
des expériences vitales.
Je salue avant tout, avec admiration,
cette noble « Alma Mater » de Louvain. Jamais je n’avais imaginé
l’immense honneur de ce lien honorifique avec un centre européen d’un tel
prestige académique et culturel, où sont nées tant d’idées qui ont contribué au
merveilleux élan de l’Église et de la société pour s’adapter aux temps
nouveaux.
C’est pourquoi je viens aussi
exprimer ma reconnaissance à l’université de Louvain. Car ce doctorat
d’honneur, je ne veux pas le considérer seulement comme un hommage rendu à ma
propre personne. L’énorme disproportion entre le poids d’un tel hommage et mes
faibles mérites m’accablerait. Permettez-moi plutôt de considérer cette
généreuse distinction universitaire comme un hommage affectueux au peuple du
Salvador et à son Église, comme un témoignage éloquent de soutien et de
solidarité avec les souffrances de mon peuple et sa noble lutte pour la
libération, et comme un geste de communion et de sympathie avec ce que fait mon
diocèse.
Avec la cordialité de mon salut et de
ma reconnaissance, je veux exprimer ma joie de venir partager fraternellement
avec vous mon expérience de pasteur et de Salvadorien, et ma réflexion
théologique de responsable de la foi.
Expérience de réflexion que, en accord
avec l’aimable suggestion de l’université, j’ai l’honneur d’insérer dans le
cycle de conférences qui se déroule ici sur le thème suggestif de la dimension
politique de la foi chrétienne. Naturellement, je ne prétends pas, et vous ne
pouvez pas l’attendre de moi, prononcer le discours d’un technicien en matière
de politique, ni développer les considérations qui permettraient à un expert en
théologie d’établir le lien théorique entre la foi et la politique.
Je vous parle aujourd’hui en toute
simplicité comme un pasteur qui, au contact de son peuple, a appris peu à peu
cette belle et dure réalité : la foi chrétienne ne nous sépare pas du
monde, elle nous y plonge; l’Église n’est pas un refuge en dehors de la cité,
mais elle suit ce Jésus qui a vécu, travaillé, lutté et perdu la vie au cœur de
la cité, de la « polis ». C’est en ce sens que je voudrais parler de
la dimension politique de la foi sur le monde et aussi des répercussions
qu’entraîne pour la foi l’insertion dans le monde.
Une Église au service du monde
Nous devons l’énoncer clairement dès
le début : la foi chrétienne et la vie de l’Église ont toujours eu des
répercussions sociopolitiques. Par action ou par omission, par connivence avec
tel ou tel groupe social, les chrétiens ont toujours exercé une influence dans
la configuration sociopolitique du monde dans lequel ils vivent. Le problème
est de savoir quelle doit ĂŞtre cette influence sur le monde social et politique
pour que ce monde corresponde en vérité à la foi.
Comme première idée, quoique encore
très générale, je veux présenter l’intuition du Concile Vatican II qui est à la
base de tout le mouvement actuel de l’Église. L’essence de l’Église est dans sa
mission de service du monde, dans sa mission de le sauver en totalité, et de le
sauver dans l’histoire, ici et maintenant. L’Église est là pour être solidaire
des espoirs et des joies, des angoisses et des tristesses des hommes. Comme
Jésus, l’Église existe pour évangéliser les pauvres et relever les opprimés,
pour chercher et sauver ce qui Ă©tait perdu (cf. Lumen Gentium, no 8).
Le monde des pauvres
Vous connaissez tous ces paroles du
Concile. Certains de vos évêques et de vos théologiens ont fait beaucoup au
cours des années 60 pour présenter ainsi l’essence et la mission de l’Église.
Mon apport consistera à illustrer ces déclarations de la situation particulière
d’un petit pays d’Amérique latine, exemple typique de ce que l’on appelle
aujourd’hui le Tiers-Monde. Pour le dire en une seule fois et d’une seule
parole qui résume et concrétise tout : Le monde que doit servir l’Église,
c’est, pour nous, le monde des pauvres.
Notre monde salvadorien n’est pas une
abstraction. Ce n’est pas seulement un cas de plus de ce que l’on entend par
« monde » dans les pays développés comme le vôtre. C’est un monde
qui, dans son immense majorité, est formé par des hommes et des femmes pauvres
et opprimés. Et de ce monde des pauvres, nous disons qu’il est la clef pour
comprendre la foi chrétienne, la vie de l’Église, la dimension politique de
cette foi et cette vie de l’Église. Ce sont les pauvres qui nous disent ce
qu’est la « polis », la cité, et ce que signifie pour l’Église :
vivre réellement dans le monde.
Permettez-moi, Ă partir des pauvres
de mon peuple, de vous expliquer brièvement la situation et l’action de notre
Église dans le monde où nous vivons, puis de réfléchir à partir de la théologie
sur l’importance de ce monde réel, culturel et sociopolitique, pour la foi de
l’Église.
Plan de l’exposé :
1) Action de l’Église du diocèse de
San Salvador
2) La foi, Ă partir du monde des
pauvres devient réalité historique
3) Conclusion : L’option pour
les pauvres : Orientation de notre foi au milieu de la politique 02/02/80,
p. 78-81, Oscar A. Romero; (Assassiné avec les Pauvres, Paris, Cerf, 1981).
1) Action de l’Église du diocèse de
San Salvador
Ces dernières années notre diocèse a
orienté sa pastorale dans une direction que l’on ne peut décrire et comprendre
que comme un retour au monde des pauvres et à leur monde réel et concret.
Incarnation dans le monde des pauvres
Comme en d’autres endroits d’Amérique
latine, après de nombreuses années et peut-être même des siècles, ont retenti
parmi nous les paroles de l’Exode : « J’ai entendu la clameur de mon
peuple, j’ai vu l’oppression qu’on lui a fait subir » (Ex 3,9). Ces
paroles de l’Écriture nous ont donné des yeux nouveaux pour voir ce qui a
toujours existé chez nous, mais qui a été si souvent dissimulé, même au regard
de l’Église. Nous avons appris à voir quel est le fait primordial de notre
monde, et nous l’avons jugĂ© comme pasteurs Ă MedellĂn et Ă Puebla.
« Cette misère, en tant que fait
collectif, est une injustice qui crie vers le ciel. » (cf. MedellĂn,
Justice, no 1).
À Puebla nous avons déclaré que
« le fléau le plus dévastateur et le plus humiliant, c’est la situation de
pauvreté inhumaine dans laquelle vivent des millions de Latino-américains et
qui se manifeste par exemple par des salaires de famine, le chĂ´mage, le
sous-emploi, la sous-alimentation, la mortalité infantile, l’absence de
logements décents, les problèmes de santé, d’instabilité de l’emploi » (no
29).
Le fait de constater ces réalités et
d’en recevoir l’impact, loin de nous détourner de notre foi, nous a rendus au
monde des pauvres comme à notre lieu véritable; il nous a poussés, comme premier
pas fondamental, à nous incarner dans le monde des pauvres. Nous y avons trouvé
les visages concrets des pauvres dont parle Puebla (cf. no 31 et 39).
Là nous avons rencontré les paysans
sans terre et sans travail stable, sans eau ni lumière dans leurs pauvres
demeures, sans assistance médicale quand les mères mettent au monde un enfant
et sans école quand les enfants commencent à grandir. Là nous avons rencontré
les ouvriers dépourvus de droits syndicaux, renvoyés des usines quand ils
réclament ces droits, réduits à la merci des froids calculs de l’économie.
Là nous avons rencontré les mères et
les Ă©pouses des disparus et des prisonniers politiques.
Là nous avons rencontré les habitants
des taudis dont la misère dépasse toute imagination et qui subissent l’injure
permanente des beaux quartiers tout proches.
Dans ce monde sans visage humain,
sacrement actuel du Serviteur souffrant de Yahvé, l’Église de mon diocèse a
essayé de s’incarner. Je ne dis point ceci dans un esprit triomphaliste, je
sais trop bien tout ce qui nous manque encore pour avancer dans cette
incarnation. Mais, je le dis avec une joie immense. Nous avons fait l’effort de
ne pas passer au large, de ne pas faire un détour devant le blessé rencontré
sur le chemin, et de nous approcher de lui comme le bon Samaritain.
C’est cette approche du monde des
pauvres que nous considérons à la fois comme une incarnation et comme une
conversion. Les changements nécessaires au sein de l’Église, dans sa pastorale,
l’éducation, la vie sacerdotale et religieuse, dans les mouvements laïcs, que
nous n’avions pas pu réaliser tant que notre regard était fixé uniquement sur l’Église,
nous les réalisons maintenant que nous nous tournons vers les pauvres.
L’annonce de la Bonne Nouvelle aux
pauvres
Cette rencontre avec les pauvres nous
a fait retrouver la vérité fondamentale de l’Évangile par laquelle la Parole de
Dieu nous pousse incessamment Ă la conversion. L’Église a une Bonne Nouvelle Ă
annoncer aux pauvres. Ceux qui, des siècles durant, ont entendu de mauvaises
nouvelles et ont vécu les pires réalités, écoutent maintenant, à travers
l’Église, la parole de Jésus : « Le Royaume de Dieu est
proche. » « Bienheureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est
à vous. » Et en conséquence, elle a aussi une Bonne Nouvelle à annoncer
aux riches : qu’ils se fassent pauvres pour partager avec les pauvres les
Biens du Royaume.
Pour qui connaît notre continent
latino-américain, il sera très clair qu’il n’y a dans ces paroles aucune
naïveté et encore moins un opium. Ce qu’il y a dans ces paroles, c’est la
coïncidence de l’aspiration à la libération de notre continent avec l’offre de
l’amour de Dieu aux pauvres. C’est l’espérance qu’offre l’Église et qui
coïncide avec l’espérance, parfois endormie et si souvent manipulée et
frustrée, des pauvres du continent. C’est une nouveauté dans notre peuple que
les pauvres voient aujourd’hui en l’Église une source d’espérance et un appui
pour leur noble lutte de libération. L’espérance qu’anime l’Église n’est ni
naĂŻve ni passive; c’est plutĂ´t un appel lancĂ© Ă partir de la Parole de Dieu, Ă
la responsabilité des masses des pauvres, à leur prise de conscience, à leur
organisation, dans un pays oĂą, avec plus ou moins de force selon les cas, cette
organisation est interdite par la loi ou en fait. Elle constitue Ă©galement un
soutien, parfois critique aussi, Ă leurs justes causes et Ă leurs
revendications.
L’espérance que nous prêchons aux
pauvres est destinée à leur rendre leur dignité et à les encourager à être,
eux-mêmes, les artisans de leur propre destin. En un mot, l’Église ne s’est pas
seulement tournée vers les pauvres, mais elle a fait d’eux le destinataire
privilégié de sa mission, car, comme dit Puebla, « Dieu prend leur défense
et les aime » (no 1,142).
L’engagement à défendre les pauvres
Non seulement l’Église s’est incarnée
dans le monde des pauvres et leur donne une espérance, mais aussi, elle s’est
fermement engagée à les défendre. Chaque jour les masses pauvres de notre pays
sont opprimées et réprimées par les tortures économiques et politiques. Chez
nous, les paroles terribles des prophètes d’Israël sont toujours vraies :
il en est chez nous qui « vendent le juste pour de l’argent et le pauvre
pour une paire de sandales » (Amos 8,6); il en est qui amassent le butin
de la violence dans leurs palais et qui Ă©crasent les pauvres; il en est qui
sont couchés sur des lits de marbre et qui font s’approcher un règne de
violence (cf. Amos 6,4); il en est qui « ajoutent maison Ă maison, champ Ă
champ, jusqu’à occuper toute la place et rester seuls dans le pays »
(IsaĂŻe 5,8).
Ces expressions des prophètes Amos et
Isaïe ne sont pas des paroles lointaines, d’il y a des siècles; ce ne sont pas
seulement des textes que nous lisons avec respect dans la liturgie. Ce sont des
réalités quotidiennes, que nous nous vivons tous les jours dans leur cruauté et
leur brutalité. Nous les vivons quand viennent à nous des mères et des épouses
d’hommes arrêtés et disparus, quand on trouve des cadavres défigurés dans des
cimetières clandestins, quand sont assassinés ceux qui luttent pour la justice
et la paix. Dans notre diocèse, nous vivons chaque jour ce que Puebla a dénoncé
avec force : l’angoisse due à la répression systématique ou sélective,
accompagnée de la délation, de la violation de la vie privée, de contraintes
excessives, de tortures, d’exils. Les angoisses de tant de familles à cause de
la disparition d’être chers dont elles ne peuvent avoir aucune nouvelle.
L’insécurité totale du fait des détentions sans mandat d’arrêt. Les angoisses
face à l’exercice d’une justice soumise ou entravée (no 42).
Dans cette situation de conflits et
d’antagonismes dans laquelle une minorité contrôle le pouvoir économique et
politique, l’Église s’est mise du côté des pauvres et a assumé leur défense. Il
ne peut en être autrement, car elle se souvient de ce Jésus qui avait pitié des
foules. Pour défendre les pauvres, elle est entrée en conflit grave avec les
puissants des oligarchies Ă©conomiques et les pouvoirs politiques et militaires
de l’État.
Cette défense des pauvres, dans un
monde sérieusement conflictuel, a fait apparaître un fait nouveau dans
l’histoire récente de notre Église : la persécution. Vous en connaissez
certainement les faits les plus marquants. En moins de trois ans, plus de 150
prêtres ont été attaqués, menacés et calomniés; six d’entre eux déjà sont morts
martyrs, assassinés ; plusieurs ont été torturés et d’autres expulsés. Les
religieuses ont été également objet de persécution.
La radio du diocèse, celle des
institutions d’éducation catholiques et d’inspiration chrétienne ont été
constamment attaquées, menacées par des attentats à la bombe. On a
perquisitionné dans plusieurs presbytères.
Si l’on agit de cette façon avec les
représentants les plus en vue de l’Église, vous comprendrez sans peine ce qui
s’est passé pour l’humble chrétien, c’est-à -dire les paysans, leurs catéchistes
et délégués de la Parole, les communautés ecclésiales de base. Là , les gens
menacés, enlevés, torturés et assassinés se comptent par centaines et par
milliers. Comme toujours dans la persécution, c’est le peuple chrétien pauvre
qui a été le plus persécuté.
Il est évident que notre Église a été
persécutée au cours de ces trois dernières années. Mais le plus important,
c’est d’examiner pourquoi elle a été persécutée. On n’a pas tant persécuté
n’importe quel prêtre, ou attaqué n’importe quelle institution. On a persécuté
et attaqué cette partie de l’Église qui s’est mise du côté du peuple pauvre et
qui a pris sa défense. De nouveau, nous rencontrons ici la clé pour comprendre
la persécution de l’Église : ce sont les pauvres. De nouveau, ce sont les
pauvres qui nous font comprendre ce qui s’est réellement passé. Et c’est
pourquoi l’Église a compris la persécution à partir des pauvres. La persécution
a été occasionnée par la défense des pauvres, et elle n’est pas autre chose que
le partage du destin des pauvres.
La vraie persécution s’est exercée
sur le peuple pauvre qui est aujourd’hui le Corps du Christ dans l’histoire.
Les pauvres sont le peuple crucifié, comme Jésus; le peuple persécuté comme le
Serviteur de YahvĂ©. Ce sont eux qui complètent en leurs corps ce qui manque Ă
la passion du Christ. Pour cette raison, quand l’église s’est organisée et
unifiée en recueillant les espoirs et les angoisses des pauvres, elle a subi le
mĂŞme sort que JĂ©sus et que les pauvres, elle a subi le mĂŞme sort que JĂ©sus et
que les pauvres : la persécution.
La dimension politique de la foi
Telle est, Ă grands traits, la
situation et l’action de l’Église de San Salvador. La dimension politique de la
foi n’est pas autre chose que la réponse de l’Église aux exigences du monde
réel, sociopolitique, dans lequel elle vit. Ce que nous avons redécouvert,
c’est cette exigence primordiale pour la foi et l’Église ne peut l’ignorer.
Cela ne veut pas dire que l’Église se considère elle-même comme une institution
politique qui entrerait en compétition avec d’autres instances politiques, ni
même qu’elle se dote de mécanismes politiques, et encore moins qu’elle veuille
exercer un leadership politique. Il s’agit de quelque chose de plus profond et
d’évangélique ; il s’agit du véritable choix en faveur des pauvres, de
s’incarner dans leur monde, de leur annoncer une Bonne Nouvelle, de leur donner
une espérance, de les encourager à une praxis libératrice, de défendre leur
cause et de prendre part à leur destin. Ce choix de l’Église en faveur des
pauvres explique la dimension politique de sa foi dans ses racines et dans ses
traits les plus fondamentaux.
C’est parce qu’elle a opté pour les
pauvres véritables et non pas fictifs, c’est parce qu’elle a opté pour ceux qui
sont réellement opprimés et réprimés, que l’Église vit dans le monde de la
politique et se réalise en tant qu’Église à travers la réalité politique. Il ne
peut en être autrement du moment que, comme Jésus, elle va vers les pauvres. »
02/02/80, p. 81-88, assassinée avec les Pauvres.
2) La foi, Ă partir du monde des
pauvres devient réalité historique
L’action du diocèse est née de sa
foi. La transcendance de l’Évangile nous a guidés dans notre jugement et notre action.
À la lumière de la foi nous avons évalué les situations sociales et politiques.
Mais, par ailleurs, il est vrai aussi que dans ces prises de position face Ă la
réalité sociopolitique telle qu’elle est, notre foi s’est approfondie,
l’Évangile a montré sa richesse.
Je voudrais maintenant faire
seulement quelques remarques sur certains points fondamentaux de la foi qui ont
été enrichis par cette incarnation réelle dans le monde sociopolitique.
Une conscience plus claire du péché
Tout d’abord, nous savons maintenant
ce que c’est que le péché. Nous savons que l’offense à Dieu est la mort de
l’homme. Nous savons que le péché est vraiment mortel, non seulement à cause de
la mort intérieure de celui qui le commet, mais aussi à cause de la mort réelle
et objective qu’il provoque. Souvenons-nous de cette donnée profonde de notre
foi chrétienne : le péché, c’est ce qui a donné la mort au Fils de Dieu,
c’est encore et toujours ce qui donne la mort aux fils de Dieu.
Cette vérité fondamentale de la foi
chrétienne, nous la voyons tous les jours dans la vie de notre pays. On ne peut
offenser Dieu sans offenser le frère. Ce n’est pas une routine de souligner une
fois de plus l’existence de structures de péché dans notre pays. Elles sont
péché parce qu’elles produisent les fruits du péché : la mort des
Salvadoriens, la mort rapide par la répression, ou la mort plus lente mais non
moins réelle, par l’oppression exercée par les structures. C’est pour cela que
nous avons dénoncé dans notre pays l’idolâtrie de la richesse, de la propriété
privée considérée comme un absolu dans le système capitaliste, l’idolâtrie du
pouvoir politique dans les régimes de Sécurité nationale au nom de quoi on
institutionnalise l’insécurité des individus (IV lettre pastorale, no 43-48).
Une clarté plus grande sur
l’Incarnation et la Rédemption
En second lieu, nous savons mieux,
maintenant, ce que signifie l’Incarnation, ce que veut dire le fait que Jésus
prit réellement chair humaine et qu’il se fit solidaire de ses frères dans la
souffrance, dans les larmes et les plaintes, dans le don de soi. Nous savons
qu’il ne s’agit pas directement d’une incarnation universelle, ce qui est
impossible, mais d’une incarnation qui résulte d’un choix, d’une
préférence : une incarnation dans le monde des pauvres. C’est à partir des
pauvres que l’Église pourra exister pour tous, qu’elle pourra aussi rendre
service aux puissants Ă travers une pastorale de conversion; mais pas
l’inverse, comme c’est arrivé tant de fois.
Le monde des pauvres, aux
caractéristiques sociales et politiques bien concrètes, nous enseigne où
l’Église doit s’incarner pour éviter l’universalité fausse qui se termine
toujours par l’entente avec les puissants. Le monde des pauvres nous enseigne
ce que doit être l’amour chrétien qui recherche, bien sûr, la paix mais qui
démasque le faux pacifisme, la résignation et l’inaction; qui évidemment doit
être gratuit, mais qui doit rechercher l’efficacité historique. Le monde des
pauvres nous enseigne que la sublimité de l’amour chrétien doit passer par la
nécessité impérieuse de la justice pour les masses et ne doit pas fuir la lutte
honnête. Le monde des pauvres nous enseigne que la libération arrivera non
seulement lorsque les pauvres seront destinataires des bienfaits du
gouvernement ou de l’Église elle-même, mais lorsqu’ils seront eux-mêmes les
acteurs et les protagonistes de leurs luttes et de leur libération, et qu’ils
démasqueront ainsi la racine ultime des faux paternalismes, y compris dans
l’Église.
Le monde réel des pauvres nous
enseigne ce qu’est l’espérance chrétienne. L’Église prêche le nouveau Ciel et
la nouvelle Terre; elle sait en outre qu’aucune configuration sociopolitique ne
peut remplacer la plénitude finale accordée par Dieu. Mais elle a appris aussi
que l’espérance transcendante doit être maintenue par les signes de l’espérance
historique, mĂŞme si ce sont des signes aussi simples en apparence que ceux que
proclame le prophète Isaïe lorsqu’il dit : « Ils construiront leurs
maisons, et les habiteront, ils planteront des vignes et en mangeront les
fruits. » (Isaïe 65,21).
Qu’il y ait là une espérance
chrĂ©tienne authentique, et non pas une espĂ©rance rabaissĂ©e au temporel et Ă
l’humain, comme on le dit parfois d’une manière dépréciative; c’est ce que l’on
apprend au contact quotidien de ceux qui n’ont ni maison, ni vignes, de ceux
qui construisent des maisons pour que d’autres y habitent et de ceux qui
travaillent pour que d’autres mangent les fruits de leur travail.
Une foi profonde en Dieu et en
JĂ©sus-Christ.
En troisième lieu, l’incarnation dans
le domaine sociopolitique permet d’approfondir sa foi en Dieu et en son Christ.
Nous croyons en Jésus qui vient donner la vie en plénitude; nous croyons en un
Dieu vivant qui donne la vie aux hommes et qui veut que les hommes vivent en
vérité. Ces vérités radicales de la foi deviennent réellement des vérités et
des vérités radicales quand l’Église prend place dans la vie et dans la mort de
son peuple.
C’est ici que s’offre à l’Église,
comme Ă tout homme, le choix le plus fondamental pour sa foi : ĂŞtre pour
la vie, ou être pour la mort. Nous croyons clairement qu’il n’y a pas, en cela,
de neutralité possible. Ou bien nous aidons les Salvadoriens à vivre, ou bien
nous sommes complices de leur mort. C’est là qu’on rencontre la médiation historique
de ce qui est le plus fondamental dans la foi : ou nous croyons en un Dieu
de vie, ou nous suivons les idoles de la mort.
Au nom de JĂ©sus, nous Ĺ“uvrons
naturellement pour une vie en plénitude, qui ne s’épuise pas dans la
satisfaction des besoins matériels primaires, et ne se limite pas au domaine
sociopolitique. Nous savons très bien que la plénitude de la vie ne sera
atteinte que dans le règne définitif du Père et que cette plénitude se réalise
historiquement en servant dignement ce règne et en faisant au Père le don total
de soi-mĂŞme. Mais nous voyons aussi clairement que ce serait une pure illusion,
une ironie, et, au fond, le plus grave des blasphèmes que d’oublier et
d’ignorer, au nom de Jésus, les niveaux les plus élémentaires de la vie, de la
vie qui commence avec le pain, le toit, le travail.
Nous croyons avec l’apôtre Jean que
Jésus est « le Verbe de vie » (1 Jn 1,1), et que là où il y a la vie,
là se manifeste Dieu. Là où le pauvre commence à se libérer, là où les hommes
peuvent s’asseoir autour d’une table commune pour partager, là est le Dieu de
la vie. C’est pourquoi, lorsque l’Église s’insère dans le monde sociopolitique
et œuvre avec lui de telle sorte qu’ils deviennent source de vie pour les
pauvres, elle ne s’écarte pas de la mission, elle ne fait pas quelque chose de
subsidiaire ou une tâche de suppléance, mais elle donne le témoignage de sa foi
en Dieu, elle est l’instrument de l’Esprit, Seigneur et Créateur de vie.
Cette foi dans le Dieu de la vie
explique ce qui est au plus profond du mystère chrétien. Pour donner vie aux
pauvres, il faut donner de sa propre vie et mĂŞme donner sa vie. La plus grande
preuve de foi en un Dieu de vie est le tĂ©moignage de celui qui est prĂŞt Ă
donner sa vie. « Nul n’aime davantage que celui qui donne sa vie pour son
frère. » (Jn 15,13).
Et c’est ce que nous voyons chaque
jour dans notre pays. Beaucoup de Salvadoriens et beaucoup de chrétiens sont
prĂŞts Ă donner leur vie pour que vivent les pauvres. Ils suivent les traces de
Jésus et nous montrent leur foi en Lui. Sincères comme Jésus dans le monde
réel, menacés et accusés comme Lui, ils rendent témoignage du Verbe de vie.
C’est donc une histoire ancienne que
la nôtre. C’est l’histoire de Jésus que nous essayons modestement de continuer.
En tant qu’Église, nous ne sommes pas des experts en politique, nous ne voulons
pas manœuvrer la politique en usant des mécanismes qui sont les siens. Mais
l’insertion dans le monde sociopolitique, dans ce monde où se jouent la vie et
la mort des masses, est nécessaire et urgente, afin que nous puissions
maintenir vraiment, et pas seulement en paroles, la foi en un Dieu de vie, Ă la
suite de Jésus. » 02/02/80, p.88-93, assassiné avec les Pauvres.
3) Conclusion : L’option pour
les pauvres : Orientation de notre foi au milieu de la politique
Pour terminer, je voudrais résumer le
thème central de mon exposé. Dans la vie ecclésiale de notre diocèse, la
dimension politique de la foi, ou si l’on veut, le rapport entre foi et
politique n’a pas été découverte par des réflexions purement théoriques,
préalables à la vie même de notre Église. Naturellement ces réflexions sont
importantes, mais elles ne sont pas décisives. Elles ne deviennent importantes
et décisives que lorsqu’elles se nourrissent véritablement de la vie réelle de
l’Église.
Aujourd’hui, en raison de l’honneur
qui m’est fait d’exprimer dans ce cadre universitaire mon expérience pastorale,
j’ai dû me livrer à cette réflexion théologique. Mais la dimension politique de
la foi, on la découvre correctement bien plutôt dans une pratique concrète au
service des pauvres. C’est dans cette pratique que l’on découvre leurs rapports
mutuels et leurs diffĂ©rences. C’est la foi qui, en un premier temps, pousse Ă
s’incarner dans le monde sociopolitique des pauvres et à animer les processus
de libérations qui sont aussi sociopolitiques. Cette incarnation et cette
praxis, à leur tour, concrétisent les éléments fondamentaux de la foi.
Dans ce que nous venons d’exposer,
nous avons seulement tracé les grandes lignes de ce double mouvement. Il reste
naturellement bien des thèmes à traiter. Nous aurions pu parler du rapport de
la foi avec les idéologies politiques, concrètement avec le marxisme. Nous
aurions pu faire allusion au thème, brûlant chez nous, de la violence et de sa
légitimité. Ces thèmes font l’objet de réflexions constantes entre nous et nous
les abordons sans préjugé ni crainte. Mais nous les abordons dans la mesure où
ils deviennent des problèmes réels et nous apprenons à leur apporter une
solution à l’intérieur du processus lui-même.
Pendant le court laps de temps oĂą il
m’a été donné de diriger le diocèse, quatre gouvernements différents se sont
déjà succédés, avec des projets politiques différents. Les autres forces
politiques, révolutionnaires et démocratiques, ont pris plus d’importance et
ont évolué, durant ces années. L’Église a dû juger de la politique, de
l’intérieur d’un processus changeant. À l’heure actuelle, le panorama est
ambigu, car d’une part, tous les projets du gouvernement sont en train
d’échouer tandis que s’accroît, d’autre part, la possibilité d’une libération
populaire.
Mais au lieu de vous détailler tous
les va-et-vient de la politique dans mon pays, j’ai préféré vous expliquer les
racines profondes de l’action de l’Église dans ce monde explosif qu’est le monde
sociopolitique. Et j’ai tenté d’élucider devant vous l’ultime critère, qui est
théologique et historique, de l’action de l’Église dans ce domaine : le
monde des pauvres. D’après le bénéfice qu’il en tirera, lui, le monde pauvre,
l’Église appuiera, en tant qu’Église, tel ou tel projet politique.
Nous croyons que tel est bien le
moyen de maintenir l’identité et la transcendance même de l’Église. Nous
insérer dans le processus sociopolitique réel de notre peuple, l’apprécier en
fonction du peuple pauvre et appuyer tous les mouvements de libération qui
conduisent réellement à la justice et à la paix pour les masses. Nous croyons
que c’est la manière de maintenir la transcendance et l’identité de l’Église,
parce que, de cette façon, nous maintenons la foi en Dieu.
Les premiers chrétiens disaient avec
saint Irénée : Gloria Dei, vivens
homo, la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. Nous, nous pourrions
concrétiser cela en disant : Gloria
Dei, vivens pauper, « la gloire de Dieu, c’est le pauvre
vivant ». Nous croyons qu’à partir de la transcendance de l’Évangile, nous
pouvons apprécier ce qu’est la vérité de la vie des pauvres, et nous croyons
aussi qu’en nous mettant du côté du pauvre et en tentant de lui donner la vie,
nous saurons ce qu’est la vérité éternelle de l’Évangile. 02/02/80, p.94-96,
Assassiné avec les Pauvres.